Première appellation d’origine contrôlée française déposée en 1936 avec quelques autres, Châteauneuf-du-Pape est tellement reconnue pour son vin rouge qu’on en oublie qu’elle produit 7 % de vin blanc. Pierre Fabre, directeur général et responsable des vinifications du Château Mont Redon était venu à Montréal en novembre 2017 pour mieux véhiculer l’endurance du vin rouge chateauneuvois à travers une verticale de son domaine, sans oublier son vin blanc. Terroir de truffe noire, l’appellation dispose de treize cépages autorisés dont six blancs qui, assemblés ou non, forment un partenaire culinaire idéal avec ce diamant noir, convoité par les plus grandes tables étoilées du monde. Arrêtons-nous sur cette harmonie odoriférante.

Invité au début de l’année 2019 dans le Vaucluse par la Fédération des Syndicats des Producteurs de Châteauneuf-du-Pape
en pleine période de cavage (l’action de rechercher la truffe), j’ai pu apprécier les subtilités du terroir châteauneuvois grâce au professeur Georges Truc. Oenogéologue-consultant dans la vallée du Rhône, il avait été mandaté par le syndicat pour initier quelques journalistes canadiens à la nature du sol local et à ses effets sur la vigne.

C’est sur une parcelle typique de cailloux roulés appartenant au Château Mont-Redon que le rendez-vous avait été convenu. Remarquable pédagogue, il a surpris son auditoire en affirmant immédiatement, pour nous mettre au parfum, que « le sol argilo-calcaire n’existe pas ! Ça ne veut rien dire. »

« Il noussemble pourtant que ce terme revient à 80 % dans nos conversations pédo-oenologiques, non ? » de lui répondre. « Certes, mais il embrasse trop de caractéristiques et lorsqu’on est en présence des sols rhôdaniens, que ce soit celui de Châteauneuf, Tavel, Rasteau et d’autres, il faut être plus précis, car l’influence de leur diversité est considérable sur la vigne, donc sur le vin. »

De la géologie hétéroclite 

Il me faut donc présenter ici les familles de sol du célèbre terroir papal, guidé par la verve de Georges Truc, retranscrite au mieux de ma compréhension. Elles sont ici résumées, car lorsque vous dialoguez avec un géologue passionné, la remontée de l’échelle des temps géologiques reste complexe même lorsqu’on a fait ses humanités. On ne reconnaît donc pas seulement quatre types de sols à Châteauneuf-du-Pape, comme très souvent exposé, mais six. Et encore, je vais simplifier…     Les pierres de calcaire brossé (Beau Renard, Les Pradels, etc) avec banc marneux, issues du Crétacé, constituent les reliefs habillés d’une végétation méditerranéenne dense à chênes verts dominants, situés à l’Ouest de Châteauneuf-du-Pape ; c’est le premier terroir.

Les sables (Rayas, Le Cristia, etc), ces fameux « Safres » du Miocène sont des sables à grains fins, déposés dans la mer Miocène (fin du Tertiaire) entre les Alpes et le Massif Central ; ils occupent de vastes superficies à l’intérieur de l’AOC Châteauneuf-du-Pape (côté Nord et Nord-Est) ; c’est le deuxième terroir.

Ils se partage la zone avec les « Grès rouges », également du Miocène : un banc de grès très résistant formant un plateau au Nord-Est du village (Rayas, Nalys, Grand-Pierre) ; ici, c’est le deuxième terroir bis (et non le troisième).

Cette même zone termine sa course sur des sables marins du Pliocène emboîtés dans les safres, uniquement présents dans la partie orientale de Châteauneuf-du-Pape ; c’est lui, le troisième terroir.

Les fameux galets roulés (La Crau, le Coudoulet, etc) des hautes terrasses alluviales sont, en fait, une accumulation caillouteuse à galets de quartzites (grains de quartz cimentés par de la silice), mise en place dans l’espace rhodanien au début du Quaternaire, alors que le Rhin empruntait la vallée de la Saône et donnait au Rhône une extraordinaire puissance. Postérieurement à ce dépôt, une longue altération climatique a provoqué la dissolution de la majorité du matériel initial (galets de granites, de roches métamorphiques et de calcaires), laissant intacts les galets de quartzites. Les résidus de cette altération (silice, alumine, divers éléments chimiques) se sont recombinés pour donner des argiles (silicates d’alumine) vivement colorées par des oxydes de fer. C’est le quatrième terroir.

Viennent ensuite ce qu’on appelle les colluvions (dépôts de versants et des terrasses intermédiaires) qui distribuent, sous l’effet de l’érosion, des galets et des argiles qui nappent les versants et contribuent à enrichir les terrasses intermédiaires (altitude 100 m : la Solitude – altitude 70 – 85 m : Les Fines Roches, La Nerthe, Pié Redon – altitude 55 – 65 m, côté Nord : Palestor, Beaucastel). C’est le cinquième terroir.

Et enfin la basse terrasse du Rhône, située au Sud : une vaste étendue de galets et de graviers de nature variée, de sables et d’argiles avec peu d’altération (altitude 30 – 35 m). C’est le sixième terroir.

De la complexité sans typicité ou de la typicité grâce à la complexité ?

Vous l’aurez compris, cette diversité de sols et de sous-sols combinée aux treize cépages de l’appellation confirme la complexité des vins obtenus.  Et cette apparence d’insolubilité devrait balayer la notion de typicité, tellement répandue dans la littérature vinique contemporaine : il ne peut pas y avoir de typicité dans les vins de Châteauneuf-du-Pape à cause de la nature même des lieux, des cépages et du cahier des charges instauré ; bref, à cause des éléments qui forment ce qu’on appelle le terroir.  Son terroir est finalement trop opulent pour distinguer le produit qui en découle.

Un seul cépage sur un sol typé donne un vin reconnaissable, mais treize cépages sur un sol aux multiples singularités donne un vin indiscernable.

Treize cépages ? Plutôt vingt-deux puisque six d’entre eux existent en noir, en blanc, en gris et même, en rosé !

Pourtant, lorsqu’on les déguste, les vins rouges castels-papals sont reconnaissables et se distinguent de leurs voisins rhôdaniens. Majoritairement employé dans les assemblages, le grenache noir est peut-être la colonne vertébrale qui permet cette signature, associé à un autre facteur local, le mistral.  Ce vent froid et violent qui vient du nord est finalement aussi crucial pour l’appellation que ses galets roulés, car il chasse les nuages après les orages, assèche le raisin après les pluies ou le déshydrate pendant les vendanges.

Finalement aussi dévastateur que salvateur, le mistral représente le souffle identitaire de Châteauneuf-du-Pape.  Et dans le verre, il s’illustre par le caractère digeste du vin, malgré le titre d’alcool minimal le plus élevé de toutes les appellations de l’hexagone.

Dans tous les cas, s’il vaut mieux chercher l’autographe du vigneron dans l’éclectisme des vins rouges, on trouvera davantage de typicité parmi les vins blancs de l’appellation grâce au fait que les 2/3 des six cépages autorisés sont plantés sur les villages de Châteauneuf et de Courthézon, et qu’il est moins rare de déguster un 100 % clairette ou un 100 % grenache blanc qu’un 100% grenache noir. L’appellation, rappelons-le, autorise en effet l’emploi unique d’un seul cépage parmi les treize autorisés. Les cépages blancs castels-papals sont moins tributaires les uns des autres dans la construction et l’équilibre du vin que les cépages noirs. Reste que le Châteauneuf-du-Pape blanc est complètement méconnu des consommateurs. Et pour cause, 225 hectares de vignes sur les 3 230 hectares de l’appellation ; à peine 800 000 bouteilles élaborées chaque année.

Parcelle du Château Mont-Redon

La parenthèse Mont-Redon pour sa verticale à Montréal

1990, 2007, 2010, 2012, 2013, 2014 et 2015 étaient au programme lors de la visite  de Pierre Fabre à Montréal pour accompagner le talent de Jérôme Ferrer dans les assiettes du restaurant l’Européa.
Une verticale de rouge pour démontrer l’endurance du vin papal, souvent négligée au profit de celle des voisins du nord, Hermitage et Côte-Rôtie.

Pour la mise en bouche, le millésime 2016 en blanc fut juste assez jeune et pointu pour réveiller les papilles et suffisamment gras pour nous rappeler l’ampleur des grands blancs rhôdaniens. Cette chronique est là pour prouver que le blanc local est parmi les plus grands vins blancs de garde…

Un p’tit coup d’rouge donc !
Mont-Redon 2015 : Du gras, une mâche assez ferme avec des tanins pourtant soyeux, donc de l’élégance avec un fruité rouge classique et attendu.
Mont-Redon 2014 : Pas fermé, mais serré et très fin dans l’enveloppe panique, épicé, voire poivré, comme si la syrah dominait le grenache. Superbe de jeunesse, espérons qu’il soit endurant.
Mont-Redon 2013 : Gras en bouche, un tantinet cuit dans les saveurs de fruits rouges, peut-être le plus fermé du lot, le moins exubérant. À redouté rapidement.
Mont-Redon 2012 : Puissant au nez, il se montre plus élégant en bouche autour d’arômes de confiture de fruits noirs et de notes fumées. Les olives ne sont pas loin non plus, elles apparaissent en finale après la découverte d’une texture ronde, déjà en évolution. Très agréable à boire aujourd’hui, il va s’endormir entre 2019 et 2013, pour mieux se réveiller par la suite. Offrez-vous sa générosité aujourd’hui, patientez pour découvrir sa somptuosité.
Mont-Redon 2010 : D’une très grande classe autant dans les arômes subtils de fruits noirs et d’épices que dans le comportement velouté en bouche. Il charme, il est mon préféré du lot et il devrait encore durer dans le temps…
Mont-Redon 2007 : Tout apparaît cuit dans les arômes et pourtant, l’acidité qui enveloppe le volume fondant en bouche, lui donne une énergie manifeste. Il déroute, donc il séduit.
Mont-Redon 1990 : Les pruneaux et le cacao sont bien présents, on s’attend à une logique oxydation et pourtant son côté aérien qui glisse en bouche occulte cette dernière. Il est mûr, il est animal, il est prêt à boire. Il prouve aussi qu’un châteauneuf-du-pape de 27 ans, ça tient encore la route !

Melanosporum et brumale, l’autre trésor châteauneuvois

Quant à la truffe, elle est l’autre emblème local, même si on la trouvera dans toute la vallée du Rhône. En fait, il existe une centaine de variétés de truffes, toutefois, seulement six sont commercialisées en France et cinq y sont produites. Localement, la Tuber melanosporum et la Tuber brumale sont les plus répandues (Périgord, Provence et Tricastin).
La Tuber magnatum est la truffe blanche d’Alba qu’on trouve en Italie (essentiellement dans le Piémont) et en Croatie.
La Tuber uncinatum est celle de Bourgogne, la Tuber aestivum est la truffe de la Saint-Jean parce qu’elle se récolte l’été et non l’hiver, comme les autres.

Et enfin, la Tuber mesentericum qu’on récolte à l’automne sur le même terroir que la melanosporum et la brumale.

La truffe est connue depuis l’Antiquité et bien des légendes existent à son sujet, toutefois, son origine et sa naissance restent mystérieuses. L’INRA (Institut national de la recherche agronomique) en France a dernièrement dévoilé que ce champignon, contrairement à d’autres, se reproduit de façon sexuée : il y a donc une truffe mâle et une truffe femelle.

C’est une truffe mature qui, grâce à ses spores germés, accroche un filament mâle ou un filament femelle à la racine enterrée d’un arbre. Ainsi naissent des mycorhizes qui, après plusieurs années, fusionnent : un mycélium paternel et un mycélium maternel donneront au printemps une truffe embryonnaire qui arrivera à maturité l’hiver qui suit. L’étude a révélé  de plus, que les truffes mâles et les truffes femelles se développent séparément, qu’une truffière présente deux zones séparées, « les femmes d’un côté, les hommes de l’autre ».  Une étude a donc due être lancée pour déterminer comment ils se rencontraient. Tout simplement grâce aux animaux qui grattent le sol et qui provoquent le mélange des spores.

Par ailleurs, comme chez les humains, une truffière n’est pas forcément et naturellement féconde, les trufficulteurs ensemencent donc régulièrement le pied de leurs arbres. Ceux-ci, plantés sur des sols calcaires peu acides, peuvent être des chênes verts, des chênes pubescents, des noisetiers, des tilleuls, des peupliers (truffe blanche d’Alba) ou des pins. Il faut en moyenne attendre sept années après ensemencement pour obtenir des truffes.

Le cavage, l’opération qui consiste à chercher ces dernières, se fait avec un cochon ou un chien. Certains experts y arrivent en repérant la Suillia Gigantéa, la fameuse mouche à truffes, qui y pond ses oeufs !

Nectar blanc et diamant noir, l’incroyable harmonie

Le Châteauneuf-du-Pape blanc est particulièrement charmeur dans sa jeunesse, c’est à dire lorsqu’on le consomme dans les six ou sept années qui suivent sa commercialisation. Les habituelles notes de fruits blancs, de tisane, de miel se fondent dans une texture grasse qu’enveloppe toujours une fine acidité ; on déguste alors un vin qui apparaît plaisant, abouti,  prêt à boire, mature donc. C’est là qu’il désoriente, c’est là que ce blanc entre dans la cour des grands, car sa structure cache une endurance exceptionnelle que peu de consommateurs devinent.

« J’ai ouvert un blanc de Châteauneuf qui avait 10 ans, mais il était fatigué. J’aurais dû le boire plus tôt » me confia un ami amateur.

« Non, il n’était pas fatigué. Il dormait. C’est tout. » lui répondis-je. Comme tous les vins sérieusement construits, issus d’une terre particulière, le castel-papal blanctraverse des phases de dormance qui déstabiliseront le consommateur non averti. La première phase s’amorce entre six et dix ans, d’où la déception de l’amateur contemporain qui, pensant avoir été suffisamment patient, ouvre généralement ses bons vins à la fin d’une décennie.

Il découvre alors une minéralité occultée par la puissance, des parfums floraux, certes charmeurs, et une chair consistante qui habille convenablement le palais, toutefois, le comportement déçoit, car l’ensemble apparaît lourd et fuyant.

Il faut attendre au moins douze années avant de découvrir les richesses et le potentiel de garde de ce vin.

L’oublier quinze, vingt, vingt-cinq, même trente ans, n’est pas un crime, c’est seulement être clairvoyant et l’unique façon de tomber dans les fruits jaunes confits, la lime, le curcuma, la réglisse, le miel, les amandes grillées, le poivre gris, le chocolat blanc, les  cèpes, la truffe et d’autres parfums édifiés par le temps.

« Comme tous les autres grands vins blancs. » me dites-vous ?

Absolument.

Sauf que le Châteauneuf-du-Pape blanc sort rarement dans le top 5 des plus populaires,alors que, à mon avis, il est indélogeable du podium de l’olympisme vinique. Et lorsque consommé avec de la truffe, seul les vieux champagnes, peut-être, rivalisent pour la première place. Dans une omelette (brouillade), une purée de pomme de terre, une salade d’asperges, un tartare de boeuf ou de poisson, des ris de veau, une volaille, un Vacherin Mont-d’Or fondant, l’incontournable foie gras, des tagliatelles, j’en oublie bien sûr…

La truffe est, surtout, à employer comme un condiment ; avec parcimonie, toujours subtilement. Et comme l’a écrit Anthelme Brillat-Savarin dans La physiologie du goût, « La truffe n’est point un aphrodisiaque positif ; mais elle peut, en certaines occasions, rendre les femmes tendres et les hommes plus aimables »

Ainsi soit-elle.

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