Au cours des deux dernières décennies, l’Argentine a conquis les grands marchés mondiaux avec le malbec, faisant de ce cépage un emblème national, même s’il ne compose qu’un tiers de l’encépagement du pays. Cette conquête a été entreprise grâce à des volumes impressionnants au détriment, logiquement, de la notion de terroir. Qu’il vienne de Neuquen, de La Pampa ou de Mendoza, le malbec avait le même goût. Il se distinguait selon la surextraction tannique et l’élevage sous bois, décidés par l’oenologue qui répondait essentiellement à des besoins commerciaux. Les vins argentins étaient des vins de techniciens, plutôt que des vins de vignerons. Le vent a tourné ; une nouvelle génération d’oenologues, adoubée par ailleurs, par celle qui l’a précédée, s’intéresse aujourd’hui, à la nature du sol, aux variations du climat et à l’essence même des cépages pour élaborer des vins plus authentiques. L’Argentine a pris conscience qu’elle avait un terroir.
La locomotive malbec
Lorsqu’on visitait
un domaine argentin à la fin des années 1990, le propriétaire était très fier
de montrer ses rutilantes cuves en acier inoxydable et son parc à tonneaux de
bois neufs, américains ou français. L’emphase était davantage posée sur la
vinification et l’élevage, plutôt que sur les caractéristiques des surfaces
plantées. Vinexpo Bordeaux, alors premier salon international du vin,
présentait à peine une dizaine de marques argentines. L’industrie savait qu’on
élaborait du vin à Mendoza, mais elle ne pouvait pas le goûter parce que 85 %
de sa production était consommée par les argentins.
Le troisième millénaire a
sonné, Mendoza s’est réveillée en voulant se faire connaître hors de ses
frontières. Un modèle était nécessaire, la Californie fut cette inspiratrice.
Des installations efficaces et séduisantes, signées par des architectes
reconnus, s’érigèrent au milieu de centaines d’hectares désertiques qu’on avait
modelées de façon cartésienne avec des cépages internationalement reconnus. Et
comme il serait plus facile de vendre à l’export un cépage populaire, plutôt
qu’une région totalement méconnue, le malbec prit son envol. L’appellation
Cahors étant alors en crise d’identité, il y avait un marché à prendre. Le
malbec argentin allait captiver le monde.
Génération rendement, génération cuverie.
Toutefois, dans les
années 2000 qui marquent la mondialisation des marchés, l’Argentine viticole a
besoin d’un cépage propre à elle. Le criolla est rustique, meilleur à manger
qu’à boire, la bonarda a peu de charme ; les domaines se tournent alors
vers le torrontès, un croisement de muscat et de criolla, qui se conduit
facilement. Ses saveurs sont séduisantes, exotiques, la fraîcheur est au
rendez-vous, la cuisine asiatique est à la mode et les sushi-shop envahissent
les grandes villes ! Le vin blanc de torrontès est ainsi révélé au
consommateur.
Dans le même temps,
les vins effervescents entament leur croissance sur la planète vin. Ils sont
essentiellement élaborés en Europe et sont également consommés par le vieux
continent. Charmat ou
traditionnelle, la méthode doit surtout répondre au marché local sud-américain,
à une nouvelle génération de consommateurs qui veut fêter à moindre frais. Le
champagne est inabordable, le champaña argentin sera accessible. Tant pis si le
CIVC (Comité Interprofessionnel du Vin de Champagne) se tire les cheveux !
L’Argentine fait des bulles que personne ne connaît parce qu’elle les consomme
presque intégralement, elle devient le cinquième producteur de vin au monde,
elle semble avoir réussi son pari, tout en exportant peu (20% de sa
production). Sa consommation est, en outre, une des plus élevée au monde :
45 litres per capita ; autant que les Français et les Italiens.
En 2010,
elle n’est plus seulement synonyme de football, de tango ou de gaucho,
l’Argentine est devenue synonyme de vin.
Ou plutôt de
malbec. De malbec facile et bon marché, de vins faciles et bon marché, qui
plaisent à tout le monde, sauf aux connaisseurs, aux consommateurs exigeants,
aux vrais amateurs de vin. Certes, des cuvées dites Premium ont été élaborées
dès le début de l’aventure, commercialisées à gros prix et à gros renfort de
marketing : du malbec ou des « blend » chargés en couleur, en matière
et en carbone de bois, sans élégance, qui plaisent aux buveurs d’étiquettes…
On ne les boit pas, on les mange.
Le vigneron n’a pas
su prendre la place du technicien. Ce dernier, influencé et fier d’avoir reçu
la caution décernée en pourcentage par les gourous américains, parade devant
ses cuves d’acier inoxydable et la chaîne d’embouteillage qui n’en finit plus.
Il accroche les médailles de concours dans son bureau et il connaît
parfaitement les fiches techniques de ses marques. Il est finalement en
parfaite harmonie avec le marché. Comme Diego Maradona dont il a connu les
exploits lors de son adolescence, il a placé l’Argentine parmi les grands pays
viticoles.
Génération internet, génération terroir
Toutefois, le monde
a changé, la génération Y a pris le pouvoir. Elle, c’est Lionel Messi qu’elle
admire. Elle n’a pas les mêmes attentes que la génération X. Le prolongement de
son bras est un IPhone, elle mange bio tout en consommant du Mc Do et elle est
née dans l’esprit du recyclage, donc dans l’intérêt de l’environnement. Elle
est bourrée de paradoxes et c’est sans doute avec le vin qu’elle surprend le
plus, car elle veut boire vrai, elle veut boire de l’authentique.
Les oenologues de
cette génération sont ainsi : ils ne sont pas plus compétents que leurs
aînés, ils ont seulement voyagé davantage, ils parlent deux langues quand ce
n’est pas trois, les dérives climatiques les préoccupent et ils sont connectés
en permanence. Lorsque vous allez à leur rencontre, ils ne vous accueillent pas
dans la cuverie en chemise blanche, mais entre deux rangs de vignes, le
cellulaire dans la poche et les Nike aux pieds. Ils vous parlent sol, strate,
calcaire et cailloux avant de parler cépage. L’acier inoxydable n’est pas
systématique pour leurs vinifications, ils aiment le béton sans époxy pour
leurs cuves, qu’elles soient cubiques ou ovoïdes, et l’origine de leur futaille n’est pas seulement californienne ou limousine.
Bref, ils n’ont pas d’idées
préconçues ou arrêtées et, sans être capricieux, ils sont parfaitement
conscients que cette liberté est due aux revenus conséquents du travail de ceux
qui les ont précédés.
Ils ne font pas
mieux, ils font différent. On les a envoyés dans la nature, on les a éduqués à
être vigneron, à connaître le terrain. Ils partagent leurs idées entre eux,
sans crainte de la concurrence. Ce sont des passionnés, on leur donne donc la
permission de créer parce que des parcelles se sont dessinées. Les cents
hectares sur lesquels on opérait unilatéralement il y a 15 ans, sont à présent
découpés en fonction de la nature du sous-sol et des vents qui les balayent.
Des cinq à sept cuvées de vins que les grandes marques argentines proposaient
alors, on est passé à un choix d’une vingtaine d’étiquettes, plus précises,
plus originales, plus orientées sur une sous-région.
Cependant, il reste
à mieux légiférer cette industrie déjà solide, car si le terroir viticole
argentin existe, il faudrait le développer à l’européenne, selon le principe
d’appellation d’origine, plutôt qu’à l’américaine, sur le principe de marques
déposées par des entreprises.
Lorsqu’on observe,
par exemple, la zone couverte entre la rivière Mendoza et la rivière Tunuyan,
il y a là six sous-régions admirables de personnalité géologique (San Pablo,
Los Arbolas, Vista Florès, La Consulta, Altamira et El Cepillo), mais certaines
ayant déjà été déposées à titre de marque privée par des compagnies vinicoles,
elles ne peuvent plus être empruntées pour définir une appellation contrôlée
qui servirait la crédibilité de toute la filière viticole.
Trilogie et créativité
L’attraction pour
les vins argentins est évidente et les tarifs appliqués, particulièrement
abordables, ne sont pas étrangers à leur succès. Blanc ou rouge, les bouteilles
vendues autour de 15 $ sont plaisantes. Plus cosmétiques qu’authentiques, mais
agréables. Autour de 25 $, le consommateur peut avoir un excellent vin, qu’il
soit de Salta, de Mendoza ou de Patagonie. C’est toutefois dans cette gamme de
prix que le vin argentin reste, ce qu’il ne devrait pas : caricatural.
C’est un malbec ou un assemblage de type bordelais, concentré et boisé, qui
plaît au palais, mais qui nourrit davantage qu’il ne désaltère. Et quelle que
soit la marque établie ou la signature de l’oenologue, ils se ressemblent tous.
Il faut donc
grimper dans l’échelle tarifaire pour découvrir une certaine créativité ou une
notion de terroir. Pour cette dernière, la plupart des grands noms (Trapiche,
Catena, Norton, Zuccardi, etc…) ont sorti dernièrement des trilogies
représentatives d’une aire qu’ils conduisent. Trois vins rouges élaborés de la
même façon, toutefois issus de trois parcelles juxtaposées ou voisines, au
sous-sol et à l’effet climatique particuliers, pour mieux démontrer l’effet
terroir. Évidente sur le vieux continent, cette vision est nouvelle en
Argentine et sans aucun doute, prometteuse. Chaque vin se distingue clairement
et surtout, surtout, ils sont plus élégants, moins lourds et plus équilibrés
que les autres vins des différentes catégories au sein d’une même marque. Comme
si cette notion de terroir avait aussi apporté la notion d’esculence (terme
désuet, mais tellement plus beau que digestibilité).
Le cépage cabernet
franc semble accompagner ce nouvel esprit. Plus consistant que la bonarda que
les maisons emploient pour leurs entrées de gamme, on le voit de plus en plus
dans les assemblages, voire même travaillé individuellement. Il est sans doute
le plus prometteur parmi les rouges argentins, car son bouquet et sa solidité
permet une belle créativité.
Cette créativité
justement, passe par une vision plus contemporaine des vinifications et de
l’élevage.
Le phénomène est mondial : les vignerons reviennent au ciment.
Vierge et poreux pour une meilleure oxygénation ou protégé à l’époxy pour une
garantie sanitaire, le contenant « concreto » semble de plus en plus
apprécié à Mendoza. Sebastian Zuccardi a lancé un malbec 100 % ciment
particulièrement savoureux qui sort des sentiers battus locaux. Plus européen
qu’américain dans le comportement, ce vin marque clairement une transition dans
l’industrie locale qui, s’il plaît assurément aux foodies influents et à une
nouvelle génération de consommateur (les « Millennials », pourtant
éduqués au malbec glycériné), lève aussi la question de la validation sur le
marché étranger.
Car encore faut-il exporter le vin… L’Argentine s’est
fait connaître à l’étranger en y proposant que le cinquième de sa production,
plus technologique qu’artisanale. Elle doit à présent exporter davantage et le
faire avec des vins représentatifs de la diversité de sa géographie. Elle doit
désormais démontrer qu’elle a pris le temps de parcelliser ses immenses
étendues pour mieux nous faire découvrir son terroir.
Styles classiques de Mendoza :
Blanc de Blanc – Zuccardi – Cuvée especial – Méthode
traditionnelle
La famille Zuccardi
a compris qu’un bon mousseux est un mousseux qui est resté très longtemps sur
lattes pour se laisser habiller par le temps. Brioché et onctueux, tendu et
rafraîchissant, ce B de B se classe dans le top 5 des meilleurs effervescents
argentins
Cadus – Méthode Champenoise – Brut Nature – Nieto
Senetiner
La mention de la
méthode d’élaboration usurpée agace même si elle est très discrète sur la
bouteille ; je préfèrerai lire metodo classico, mais je laisse le CIVC
faire son travail et l’Argentine viticole réfléchir à la notion d’identité… Ce
vin est un pinot noir avec un peu de malbec. Sans être vinifié en rosé pur, il présente
une couleur chair originale et accueillante. Certes très bon dans l’ensemble,
il pourrait être excellent si l’élevage sur lattes avait été plus conséquent.
L’autolyse l’aurait nourri, les arômes eussent été plus biscuités et la texture
plus grasse, plus enveloppante. On déguste donc un excellent effervescent au
volume plus aérien que solide, au fruité qui rappelle les arômes d’une salade
de fruits blancs et à la longueur estimable sans la touche biscuitée. Bref, ce
mousseux a énormément de potentiel si la marque décide, un jour, de valoriser
sa gamme estimable de vins effervescents en poussant plus loin les étapes de la
seconde fermentation en bouteille.
Chardonnay Grande Reserve 2014 – Diamandes de Uco – Valle
de Uco
Le plus européen de
la gamme Diamandes, car juste assez toasté et pâtissier, et citrique dans les
contours au point où il pourrait passer pour un bon Bourguignon. Comme quoi le
chardonnay argentin peut se présenter avec sobriété, sans lourdeur alcoolique
et sans les habituelles notes de pop-corn beurré, si l’on n’abuse pas de la futaille… Accord parfait avec du
homard canadien.
Republica del Malbec 2013 – Matias Riccitelli – Mendoza
Solide et élégant à
la fois, ce rouge typé démontre le chemin parcouru du malbec argentin lorsqu’il
est bien travaillé. Aucune lourdeur avec une pointe de silex en finale qui
place ce vin parmi les meilleurs argentins. Chapeau.
Corbec 2010 – Valle de Uco – Masi Tupungato – Mendoza
Frais et concentré
à la fois grâce à du corvina et du malbec laissés sur claies. On y décèle même
une enveloppe acidulée à l’italienne. Original et parfaitement maîtrisé.
Clos de Los Siete 2013 – Michel Rolland – Mendoza
Devenue désormais
classique, cette cuvée particulièrement abordable pour autant de plaisir se
présente charnue et finement toastée, dans le style de son élaborateur qui
offre des vins d?une constance de qualité remarquable.
Octava Superior 2012 – Abre Mundos – Monteviejo – Mendoza
Mon préféré parmi
les marques de Monteviejo et peut-être le moins concentré de la gamme, donc
digeste et droit. Un rouge dont on finit la bouteille à table, c’est bien là
l’essentiel.
Don Nicanor – Malbec 2014 – Nieto Senetiner – Mendoza
Nez discret voire
fermé, bouche veloutée, fruité noir avec quelques notes de violettes, boisé
bien intégré, solide dans l’ensemble sans être trop enveloppé. Un malbec
distingué, bien construit, toutefois plus classique qu’avant-gardiste.
Styles contemporains de Mendoza
Catena Zapata – Altaland – Torrontès 2015 – Salta
On n’est pas à
Mendoza certes, mais ce blanc de la série Altaland signe, comme les rouges, une
nouvelle approche de travail viticole en Argentine. Si les notes exotiques
(litchi, rose et mangue) sont bien présentes ici, la fraîcheur sans l’amertume
(souvent présente avec le torrontès) glisse tout au long de la dégustation pour
mieux satisfaire nos papilles. Un blanc de grande facture.
Trapiche – Costa & Pampa – Chardonnay 2014 – South
Atlantic – Chapadmalal
Certes, ce vin
blanc est élaboré à 1000 km à l’est de Mendoza, à 400 km au sud de Buenos
Aires, la région viticole argentine la plus marginale du pays. Légèrement
beurrée en bouche à cause d’un élevage sous bois appuyé, cette cuvée présente
pourtant une enveloppe saline qui charme indéniablement. On dit merci à l’océan
atlantique voisin qui a apporté sa fraîcheur. Beau blanc pas cher.
Zaha – Cabernet franc 2012 – Toko Vineyard – Mendoza
Peu herbacé pour un
cabernet franc, il rappelle toutefois l’Anjou par une chair finement grenue,
donc un comportement plus arrondi que concentré. Le fruité rouge noyauté se
distingue de l’élevage, ce rouge est une vraie originalité argentine qui tire
le cabernet franc vers le haut.
Concreto 2014 – Familia Zuccardi – Valle de Uco – Mendoza
Graphite et frais,
ce malbec est unique. Il est la preuve que Mendoza peut faire du vin rouge très
élégant où le fruité pur et l’identité du sol sont davantage mis en relief que
la vinification et l’élevage. De l’authentique malbec.
Petit verdot 2014 – Finca La Anita – Mendoza
Souvent dur, ce
petit verdot est ici plus rond qu’austère et bien habillé d’un fruité noir,
sans être alourdi par l’élevage sous bois. Du beau travail établi par
l’oenologue d’origine suisse, établi à Mendoza, Richard Bonvin. Ça ne s’invente
pas !
Adrianna Vineyard – Malbec 2011 – River Stones – Vino de
Parcela – Catena Zapata
Son nom l’indique,
ce rouge veut révéler la pierre et il y arrive, puisqu’une heureuse minéralité
le rend frais, souple et fruité. L’ossature est toutefois solide, l’élevage la
complète sans l’étouffer, les arômes de baies noires enveloppent la
dégustation. Devrait rapidement rentrer parmi les grands vins rouges argentins.
Norton – Lote 112 – Malbec 2012 – La Colonia – Lujan de
Cujo – Mendoza
Le talent de David
Bonomi, oenologue de la maison, est ici évident ; son malbec La Colonia de
la trilogie Lote est aussi frais qu’épicé, velouté, long, charmeur et ma foi
consistant. Il donne envie d’en reprendre à chaque gorgée dégustée. Le genre de
malbec qui fait aimer le malbec.
Norton – Gernot Langer 2010 – Lujan de Cuyo – Mendoza
On touche les
étoiles de la cordillère !! Aussi discret au nez que loquace en bouche, ce
rouge est d’un équilibre fascinant dans le comportement. Soyeux, graphite,
poivré, floral, il présente un résumé de toutes les caractéristiques du malbec
lorsqu’il est parfaitement conduit, sans les artifices technologiques des
vinifications modernes. Un magnifique vin qui se classe aisément dans le top 5
argentin.