L’idée reçue que le champagne n’est pas un vin de garde est tenace. Elle est due à l’histoire commerciale du champagne puisque ses élaborateurs (récoltants et maisons) ont toujours vendu leur vin "prêt à boire", négligeant ou soustrayant, à dessein, son potentiel d’endurance et de bonification en cellier domestique. Pourquoi ? Parce qu’avec la production qui va s’accroître et les marchés qui vont s’ouvrir au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, la Champagne va véhiculer – comme au XIXème siècle – le champagne plaisir, le champagne festif et frivole, donc le champagne qui précède la table plutôt que celui qui l’accompagne…
Pourtant, le champagne se garde avantageusement et le champagne est l’un des meilleurs vins taillés pour la table. Mais, il n’a jamais été vendu en tant que tel.
Si, en effet, toutes les cuvées de champagne sont prêtes à boire dès leur commercialisation, certaines gagnent à être attendues selon les caractéristiques gustatives qu’on s’attend à découvrir. Les cuvées issues d’un seul millésime, de prestige ou non, ont généralement des potentiels de garde de plus de 20 années. Et certains BSA s’améliorent nettement avec le temps…
Un grand champagne évolue comme un grand vin de bourgogne blanc.
Si un Puligny-Montrachet peut être attendu 20 ans, pourquoi un grand cru d’Aÿ ou de Cramant ne pourrait-il l’être également ?
Les maisons de champagne véhiculent depuis peu cette réalité. Les arguments de vente de leurs commerciaux visent aujourd’hui davantage la table que la fête: le champagne est avant tout un vin blanc dont les paliers d’évolution gustative s’accordent adéquatement à table, sur des mets précis et travaillés.
Cependant, les publicités de champagne "popé" ont été tellement efficaces pendant un siècle que le produit est devenu naturellement, génération après génération, le détonateur de la fête ou le symbole de son accomplissement : on ouvre le champagne à l’apéritif ou au dessert, mais il n’accompagne pas le repas.
Les bulles sont demandées dans le monde entier; les marchés asiatiques, russes et sud-américains se développent de façon exponentielle, au point que l’offre ne répond déjà plus à leur demande. Le Prosecco et le Cava ont tellement accru leur production pour y répondre qu’ils en oublient actuellement leur identité.
Les mousseux de toute sorte se multiplient sur des appellations de vins a-priori tranquilles qui justifient leur acte de naissance pétillant à travers des arguments plus stériles que sincères. Pourquoi ? Parce qu’il y a des marchés à conquérir.
Quelle est la parade pour la Champagne ?
Pour mieux démontrer les effets agréables du temps sur leurs vins, certaines maisons de champagne mettent en marché de vieux millésimes tardivement dégorgés, des assemblages longtemps conservés ou vendent leurs cuvées millésimées avec une invitation à l’attendre quelques années avant sa consommation.
Cette mise en marché de flacons spéciaux est encore secondaire, certes. Elle est périphérique à la vente traditionnelle du champagne "à poper". Toutefois, cette mise en marché est pédagogique, et sans doute stratégique à long terme. En effet, si l’avantage de la Champagne sur les appellations de vins tranquilles, est qu’elle peut laisser mûrir son vin dans ses caves pour l’offrir à point au consommateur, elle doit, pour des raisons économiques, vendre du vin pour amortir cette attente et vendre l’esprit de la fête pour rassurer la filière.
Que peut-elle donc faire face aux autres bulles ?
S’étendre pour accroître sa production ? C’était prévu depuis 10 ans. La Champagne viticole devait couvrir 45 000 hectares en 2025. Ses représentants viennent d’émettre un statu quo. Dossier à suivre…
Augmenter ses rendements ? Ils sont déjà suffisamment élevés.
Bousculer son cahier des charges en matière de vente de bouteilles proportionnellement au stockage ? Ce serait la révision de l’identité même du vin de Champagne.
Que doit donc faire la Champagne pour répondre et s’adapter aux nouvelles habitudes de consommation dans le monde ?
Elle doit véhiculer une nouvelle image et laisser aux mousseux d’ailleurs celle qui a fait sa gloire au XXème siècle. On ouvrira du cava ou du prosecco à Shangai, Moscou ou Tokyo pour l’apéritif, puis on poursuivra la fête à table avec du champagne.
Elle doit laisser ses concurrents s’engouffrer dans le guet-apens de la surproduction qui dénature n’importe quelle image pour mieux consolider celles qu’elle a toujours eues: le modèle, l’inspiratrice, la convoitée.
Sa production n’a jamais été aussi élevée en qualité qu’aujourd’hui.
Le champagne du XXème siècle était mondain, celui du XXIème siècle sera culinaire, taillé pour la gastronomie.