Dans l’univers du vin, il n’y a pas un seul auteur non anglophone qui démentira ce fait : écrire en anglais est l’unique gage de succès dans sa vie professionnelle, l’unique vecteur de reconnaissance populaire, hors de son pays. Que vous soyez français, allemand, italien, espagnol, russe ou même chinois, si vous écrivez dans votre langue maternelle, vous vivrez mal de votre plume. Elle ne sera qu’une légitimation, une valorisation modestement alimentaire qui accompagne un revenu connexe, plus solide et régulier. Alors que si vous écrivez en anglais, vous augmentez les chances de vivre de votre plume et surtout, vous gagnez l’estime de l’intelligentsia internationale du vin. La preuve ? Internet.

À l’exception de deux ou trois auteurs non anglophones qui faisaient traduire leurs ouvrages en anglais dans les années 1980 – tout en sachant les faire distribuer aussi – il a fallu attendre internet et les médias sociaux pour voir des auteurs non anglophones jusqu’alors reconnus uniquement dans leur pays, percer sur le marché international, afin de s’y faire reconnaître grâce à l’anglais qu’ils ont librement employé comme idiome.

Si internet n’a fait qu’amplifier le phénomène de l’hégémonie anglaise en littérature (de toute sorte), en facilitant la libre diffusion d’écrits d’auteurs qui désirent se faire connaître sans éditeurs traditionnels, il a aussi accentué la domination de l’anglais chez ces mêmes éditeurs.

La preuve ?

Aucun éditeur britannique (ou nord-américain) ne traduit un ouvrage vinique de langue étrangère vers l’anglais pour le distribuer sur son marché, tandis que les ouvrages anglophones continuent d’être traduits dans une autre langue, pour être distribués dans le pays visé.

L’anglais reste l’idiome autocratique, celui grâce auquel on peut communiquer quel que soit sa langue maternelle, sa culture, ses moeurs, son message… L’anglais est l’unique véhicule possible du verbe sur notre planète quand on veut communiquer avec l’ensemble de cette planète.
Parfait.
La langue de Shakespeare a balayé celle de Molière, elle est devenue la langue de la diplomatie et des affaires au début du siècle dernier. Dont acte.

Ce qui est alarmant, c’est que les références non anglophones ne sont plus écoutées, ne sont plus lues, perdent presque de leur crédibilité dans leur propre pays.
On s’en prive alors que certaines sont plus pertinentes que l’anglophone mondialisante.
Non seulement la soumission est acceptée, mais elle est de plus, alimentée; alimentée à la fois par le protectionnisme éditorial anglophone et renforcée parce que des éditeurs non anglophones traduisent de l’anglais vers leur langue, mais ils ne font jamais l’inverse, prétextant les difficultés ou les interdictions de distribution et la course vaine à la rentabilité. Ils jugent leur propre langue futile !

Internet n’a fait que confirmer cet état de fait.

Aujourd’hui, les chroniqueurs qui, comme moi, ont débuté avec du papier et un crayon pour ensuite pianoter devant un écran, tâtonnent dans le cyberespace attractif où même les dégustations sont devenues virtuelles et… anglophones !
Même les grands noms classiques du vin français, espagnol ou italien se sentent obligés de donner des rendez-vous sur le net pour une dégustation virtuelle, toujours offerte en anglais. Eux qui sont les premiers à parler des valeurs du vin, du vin qui rapproche, qui noue, qui humanise, ils sont forcés de jouer les équilibristes en communication électronique, à travers les froids artifices que sont instagram, twitter, facebook et tous les autres que je ne connais pas (encore). Ce rapprochement se faisant bien entendu en anglais !

Quel paradoxe ! Quelle contradiction !
Mais quelle évidence, aussi ! Quel modernisme !

Comme le vigneron avec son vin, si je veux que mes opinions soient connues au-delà de mon petit périmètre franco-culturel, je me dois d’être virtuel et anglophone.
Je ne suis pas naïf.
L’autorité du vin est passée au verbe anglais en 30 ans. Jusqu’aux années 1980, les référents du vin, très rares certes, étaient français ou originaires du pays duquel et dans lequel ils écrivaient.
L’anglais les a occultés simplement parce que le marché du vin s’est multiplié, qu’il s’est internationalisé et qu’il l’a fait en anglais. Et comme tout au bout de la chaîne vinique, il y a le commentaire du vin, le critique anglophone est né.
Comme le vin, il s’est multiplié avec la complicité des vignerons, désireux d’être adoubés en anglais, fiers de présenter leur vin commenté et noté en anglais parce qu’il y avait des marchés à conquérir.
« Nul n’est prophète en son pays » allait être l’adage des journalistes non anglophones…

Dire ou écrire quelque chose en anglais aura toujours davantage de lectorat, d’écoute et d’impact.
Internet, depuis 15 ans, le prouve et ne fait qu’amplifier ce fait.

Même au Québec, les références de la critique vinique ont été anglophones pendant des années, alors qu’elles n’étaient pas locales.
Il a fallu que quelques voix s’élèvent au milieu des années 2000 pour qu’on crédibilise enfin les avis de Michel Phaneuf, de Jacques Benoît, de Claude Langlois, de Jean Aubry ou de Jacques Orhon, plumes aiguisées et compétentes en la matière, qui s’illustraient depuis la fin des années 1980.
Ils connaissaient mieux que quiconque le comportement des consommateurs québécois. Pourtant, tous les vins étaient sélectionnés et valorisés à travers la critique et le pointage anglophone.
Le système dans la belle province a évolué, la critique francophone est montée sur le podium… Sur la deuxième marche.

Puis les blogues sont apparus.

Désormais, dans le microcosme 2.0 vinique québécois et euro-francophone, les blogues francophiles sont anglophones ! Les blogueurs véhiculent leurs avis en anglais parce qu’ils recherchent un lectorat conséquent, au-delà de leur province; d’abord parce qu’ils savent le faire, parce qu’ils veulent en vivre, et surtout, parce qu’ils savent monnayer leurs écrits.
Car c’est bien là qu’est la différence avec leurs aînés gratte-papier qui n’ont pas vécu de leur plume : le blogueur peut vivre de ce qu’il diffuse. Et comme le système permet l’achat d’un lectorat potentiel – plus fictif et indéchiffrable que tangible – les blogues affichent leur succès.
La question n’est pas « qui est ton lectorat? »
La question est « how many followers do you have ? »
« Followeur ». Qu’on prononce ainsi, en français aussi.

Ce terme qui n’existait pas il y a seulement 10 ans est sans doute le plus répété aujourd’hui lorsque j’assiste à des dégustations de vin, entouré d’influenceurs, de relayeurs d’opinion. On parle même, désormais, de décideurs !
Le message doit être court, percutant, ce qui ne signifie pas pertinent, mais subjectif et approximatif; et si possible… en anglais.
Pourquoi approximatif ? Parce que le blog permet justement de nourrir le propos plus tard.
Après.
Après l’avoir lancé sur le web, après avoir analysé son effet…
Elle est là la force des réseaux sociaux, elle est double : en anglais pour multiplier mon lectorat et en toute liberté, pour maîtriser ce lectorat.
J’exerce de l’influence, car je peux m’exprimer rapidement, confirmer ou effacer, corriger et répondre en dix secondes, selon les réactions.
J’alimente selon les besoins.
Et j’alimente selon mes besoins, car il est facile d’aller emprunter une ligne ou un paragraphe sur internet. Je copie, je colle et le tour est joué.
Si je suis honnête, je rends à César ce qu’il a écrit en le mentionnant; l’hommage suprême étant le lien électronique.
Si je suis malhonnête, je change un nom, un verbe ou un adjectif, j’emploie des synonymes et je diffuse sans scrupule.

À votre avis, sont-ils nombreux les scrupuleux de ce merveilleux univers de la plume virtuelle et vinique ?
Peut-on les démasquer ces blogueurs, curieusement prolixes lorsqu’on lit leur blogue, et étonnement creux, lorsqu’on engage une vraie conversation, de visu ?
Sans doute. Surtout sur une maladresse…

Récemment, dans un voyage de presse en Europe où l’anglais était forcément la langue des échanges, une conversation au sujet des « Wine Blog », de leur influence et des dérapages qu’ils entraînent, s’est improvisée avec la dizaine de journalistes et de blogueurs invités…

Un blogueur scandinave que je ne connais pas, et qui ne me connaît pas, m’interpelle :
« Do you know the french website MonsieurBulles.com ? I think it’s a canadian website. It’s about sparkling wines in the world. Unfortunately, it’s only in french and i don’t understand french language.  »
« Indeed » ai-je le temps de glisser avant qu’il poursuive et avoue naïvement :
« So, i copy and translate in english some of his article for my blog. I’m sure he would like that, cause after all, it’s advertising him. Could you find his email for me ? We could share our talent to be more effective. »

En lui donnant ma carte, je lui ai répondu, certes irrité, dans un anglais approximatif :
« You do have the talent to use the talent of others and if i only write in french, it’s because I’m fluent in that language and I’m not, in english. I have a perfect command of french language in writing, fortunately for you. Do you know Le Misanthrope of Molière, a french author ? I can not tell you in english, but i’m sure you could translate this sentence : « Qu’en termes galants, ces choses là sont mises ». That’s sum up pretty much the debate we just had. »

Il a depuis retiré de son blogue ses traductions charitables…
Parce qu’elle est là, la puissance de l’anglais : son emploi est toujours perçu comme un don de charité.

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