Les voyages de presse organisés pour les médias par des agences de tourisme sont davantage épuisants qu’épanouissants. Oui, nous sommes gâtés parce que nous voyageons, oui nous sommes gâtés parce que nous cheminons dans un univers attrayant, oui le plaisir des sens est constamment présent dans notre quotidien. Toutefois, cela reste une profession; donc une tâche où la fatigue, voire l’épuisement est possible, naturel, normal, logique et légitime. On attend de nous – la presse du voyage et des arts de la table – des articles qui mettront en valeur ce qui a été visité, rencontré, goûté. Les institutions qui nous invitent le savent. Leur mission est de nous séduire. Parfois, il y a des dérapages…

Bulgarie : Plovdiv – Sofia
via Rila et Sandanski : départ imminent.
 


Quand j’ai vu le bus, style année 1990 (sans
doute acquis juste après la tombée du rideau de fer), mis à notre disposition
par l’office de tourisme de Bulgarie, je me suis dit que la tournée allait être
pittoresque.
Une courte tournée de deux jours suivait le plus grand et, selon
moi, le meilleur concours de dégustation de vin dans le monde, le Concours
Mondial de Bruxelles (CMB), organisé en cette année 2016 à Plovdiv.
Nous étions une cinquantaine de journalistes du
monde entier à avoir accepté l’invitation de l’agence de voyage Bulgare Travel
Atelier. Cinq groupes de dix personnes pour cinq bus à l’assaut culturel de la
Bulgarie.

Plovdiv étant la capitale européenne de la culture en 2019, tout le
monde a pensé que les guides engagés pour la circonstance, sauraient nous
présenter au mieux leur pays.

Quand j’ai vu le chauffeur (aussi accueillant
que Leonid Brejnev devant un défilé de la place rouge) essayer de caser dix
valises dans le coffre arrière qui ne pouvait en contenir que sept, j’ai su que
le pittoresque allait être pénible.
Il y a des indices qui ne trompent pas
quand on voyage depuis 20 ans.

Trois valises ont donc dû prendre place à nos
côtés, dans le mini-bus. Bienvenue dans l’univers routier Bulgare,
inconfortable et risqué.

Puis le guide nous a donné le programme des
deux jours de tournée.
Curieusement, il avait été révisé: le sien démarrait à 8 h, le nôtre à 7 h. Il était 8 h 30, donc le guide s’est présenté avec 1 h 30 de
retard. Une fois les vérifications d’usage terminées, on s’est mis en route à 9
h, soit 2 h de retard sur le programme officiel.

Le groupe de dix que nous formions a alors
dégagé une attitude de scepticisme, voire d’agacement, qui devait logiquement s’accroître
au cours de la journée. Travel Atelier avait sélectionné pour nous le sud-ouest
du pays avec un monastère, une ville historique et trois domaines viticoles à
découvrir.

Sur le papier, c’était attractif. Sur une carte
géographique, c’était abusif.

En survolant rapidement la carte, j’ai
pronostiqué qu’on ferait au moins 10 h de bus en deux jours. Ce matin, c’est autour de 180 km à faire, à une
moyenne de 70 km/h à cause de l’état de la route (aussi impeccable que celles de Montréal), de ses lacets et du monastère
à atteindre qui culmine à 1200 m d’altitude.
On s’est dit qu’on y arriverait
vers 12 h 15.
Ce n’est pas grave, on y était attendu à 11 h 15 sur le programme
officiel.

Au demeurant sympathique, notre guide s’adressa
à nous deux fois, entre deux manipulations de son téléphone qui le divertissait
d’un jeu de  « candy crush fruit ».

Peu bavard, sa première intervention fut pour
nous signifier que nous roulions en bordure d’une rivière qu’on ne pouvait pas
apercevoir à cause des fenêtres embuées (la clim était en option en 1990).

Sa deuxième
intervention fut pour nous proposer un arrêt pipi après 1 h 30 de route, à
mi-parcours du trajet.  À mi-parcours, ça signifiait donc 3 h de route.
Comme la bouteille d’eau ou le café n’était pas
offert (et pourquoi pas prévu aussi, c’est un bus touristique, pas une
ambulance!), tout le monde en profita pour s’acheter une réserve salutaire de
collations diverses à la station-service.
De retour dans le bus, une vague de siestes
s’abattit sur nous; sans doute l’effet du petit déjeuner sommaire de la cantine
de l’hôtel.

12 h 15, monastère de Rila en vue, la première
étape. 

Notre guide s’active, il a compris que le
retard ne sera jamais rattrapé.

Il faut quand même accélérer le rythme.
Faites
crépiter les kodacs rapidement parce qu’après, il y a un musée d’icônes, de
croix de bois et de bibles ancestrales. On va le faire en 1/2 heure, c’est
suffisant.

Et oui messieurs dames, on est partis très en
retard, faut avancer maintenant.

Après tout, un monastère du XIIIème siècle,
tout le monde s’en fiche. Il appartient seulement au patrimoine culturel
mondial.
45 mn, c’est suffisant pour qu’il imprègne
votre mémoire.

En parlant de mémoire, on va y aller parce que
les verres de vin et le lunch doivent être déjà servis au vignoble et on est
quand même à 2 h de route.

C’est la deuxième étape de la journée, on y
était attendu à 13 h 30, il est 13 h 15.

 

J’ai bien fait de m’acheter des chips à la
station-service.

Ah tiens, la collègue Luxembourgeoise
s’énerve.
Elle aime bien la ponctualité, dit-elle au
guide plus blasé que réceptif.

À mon avis, elle pète un plomb avant la fin de
la journée.

En effet monsieur le guide, il fait plus chaud
qu’à Plovdiv, on est à la frontière grecque.
Pertinente votre troisième intervention de la
journée.
Ah oui? Il y a aussi une rivière qui délimite
les deux pays ?
Vous avez l’air d’aimer ça les rivières?  Ça tombe bien, je vois sur la carte qu’on va en
croiser trois, demain, en remontant sur Sofia, on va avoir de la conversation.

15 h 15, arrivée au vignoble Orbelus.
L’heure
où l’on devait le quitter sur le programme.

On va peut-être manger tout de suite, avant
d’admirer votre chaîne d’embouteillage, parce que voyez-vous, on a la
dalle. L’ami Croate a les dents qui rayent le parquet et les deux Italiens
hallucinent des spaghettis. On dégustera vos vins pendant le repas
monsieur le vigneron, ça va calmer tout le monde.

Tiens, la Luxembourgeoise n’est plus là. Elle a
craqué. Elle a demandé au chauffeur de la conduire dès maintenant à l’hôtel.

17 h 30, fin de la visite du vignoble. Les vins
et l’accueil furent excellents. Il faut quand même le souligner.
Mais, on n’a toujours pas rattrapé les 2 h de
retard. Le chauffeur est revenu, il a eu le temps de déposer la collègue
du Luxembourg à l’hôtel. Il ne doit pas être très loin ce dernier. En effet,
l’hôtel est à 1/2 heure nous dit le guide.

Sur le programme, c’est la visite de la ville
de Sandanski, ville natale supposée de Spartacus. Et oui, le héros était
Thrace, pas Romain. Sauf que la visite devait commencer à 15 h
30…
Et il va être 18 h. Spartacus attendra…

Comme la fatigue et l’exaspération générale ne
suffisent pas, la pluie se met de la partie lorsqu’on arrive à l’hôtel. On a tous mal au dos, on a presque fait 5 h de
route dans un bus moins confortable que les jaunes canaris des commissions
scolaires du Québec.
Personnellement, je commence à tirer la gueule,
celle du collègue Croate est déjà à terre. Le Belge résigné, garde le
silence ; la Française a commencé son rapport pour l’agence de tourisme,
le Chinois rit jaune, si, si…

À l’hôtel, Ô surprise, seuls quatre
journalistes descendent ici. Trois étoiles sur la porte, c’est comme une
étoile à l’ouest du Rhin. On nous annonce que le groupe est divisé en
deux.
C’est con, on avait noué une solidarité
conviviale, on se motivait pour ne pas craquer. On allait parler l’espéranto, tout le monde se
comprenait, rien qu’en regardant les poches sous les yeux.

J’accompagne donc les six autres collègues dans
un autre hôtel… qui n’en ai pas un ! C’est une pension de famille, style soviétique
pré-pérestroïka. On a fini par la trouver après avoir tournoyé
dans Sandanski in the rain, la ville qu’on devait visiter entre 15 h 30 et 18
h.  Sauf qu’il est 18 h.

La tournée se transforme en « Retour vers
le futur au pays des soviets ».

Comment dire ? Sandanski by night, sous la
pluie, c’est un peu comme Joliette dans les années 1980, sans éclairage dans
les rues. Sandanski est sans doute magnifique et attrayante, c’est une
ville thermale parsemée d’artères piétonnières. Sauf que nous ne les verrons
jamais.

On découvre nos chambres et là, les Italiens
craquent.
Ça gueule un Italien qui se fâche.

Et oui, on a tous une salle de bain 3 en
1. Il y a les 5 à 7, maintenant il y a les 3 en
1 : toilette, lavabo et douche dans trois mètres carré où il faut
brancher le cordon de la douche sur le robinet du lavabo pour avoir un espace
douche dont le support est au-dessus du lavabo !!
Si t’es fatigué, tu t’assoies sur les
toilettes, elles sont juste en dessous! (photo jointe en bas à gauche)
Le sort s’acharne sur l’Italie : le
couvercle des toilettes des Italiens ne s’ouvre pas! Il est bloqué. J’ai cru
que le Vésuve et l’Etna allaient exploser en même temps !

Internet ? Vous n’y pensez pas ?
Incroyable, il y a internet et ça fonctionne parfaitement.

Et le programme ?
Le guide, à peine embarrassé,
propose de déambuler dans les rues mouillées où tout est fermé! Non merci, on va plutôt aller se détendre
autour d’une bière avant le souper.
Ah bon, le souper n’est pas prévu ? C’est
vrai qu’on est sorti de table à 16 h, mais il se peut qu’on ait faim d’ici une
heure, non ?

Ok, très bien, on se paiera nous-mêmes une
pizza tout à l’heure.

Une pizza Bulgare, les Italiens vont adorer.

Tiens, la Française a disparu. Elle s’est
achetée trois pêches dans un dépanneur avant de remonter à sa chambre. Elle a
raison, la journée fut tendue, un bon matelas la détendra.

Quoique… Je constaterai deux heures plus tard
que le matelas du pensionnat de mon enfance était meilleur.

Deuxième journée.

On s’est écouté dormir tellement les murs sont
épais, mais on est reposé.
Le petit déjeuner nous attend, il est 8 h.
Un verre de yaourt nature liquide (ben oui, on
est en Bulgarie) et la spécialité locale nous sont offerts: une pâte à pain
frite dans l’huile, à base de fromage caillé.
Un peu gras et lourd pour
commencer la journée, mais à Rome, on fait comme les Romains.

Vous avez des fruits ? Non ?
Un café peut-être
?

Le café, je vous conseille vraiment de nous en
trouver un, sinon les Italiens, ils vous rejouent la dernière scène de
« Spartacus ».

Côté programme, on a deux vignobles à visiter
aujourd’hui.

Le premier est en bordure de la ville, le
second, à 100 km d’ici.
Allons-y, ne nous mettons pas en retard. La
nuit a effacé celui d’hier. Le retard d’hier, vous suivez ?

Domaine Melnik.  
Beau vignoble, belle cuverie rutilante, beau
parc à fûts Bulgares et comme toujours, la chaîne d’embouteillage qu’on nous
présente comme si c’était l’attraction suprême dans l’univers du vin.

Il doit y avoir quelque chose de sexuel avec la
chaîne d’embouteillage pour un vigneron parce que, que vous soyez à Sydney, à
Mendoza ou à Bordeaux, elle est toujours présentée comme le Saint-Graal.

Les vins du domaine Melnik sont bons, c’est là
l’essentiel.

Merci aux subventions européennes qui ont
permis des investissements conséquents parce que le contraste est tout de même
saisissant entre ces « wineries » qui n’ont pas vingt ans et les maisons
délabrées de villages, parfois complètement abandonnés, qu’on croise sur la
route.

12 h 30. On remonte dans le mini-bus. On nous
attend au vignoble Uva Nestum.

Vous avez faim ? Ça tombe bien, le lunch est
prévu pour 15 h, là-bas.

Uva Nestum. 
Ici, c’est 2 en 1 : spa et
vin.

Hôtel, thalassothérapie et oenotourisme avec
restaurant de qualité.

Hôtel ? Vous avez dit hôtel ?

Dites voir monsieur le propriétaire, ne
pouvions-nous pas être hébergés hier soir chez vous ?
Oui, bien sûr.
On l’a même proposé à
l’agence de tourisme, car cela nous semblait logique pour des journalistes
vinicoles, on voulait passer davantage de temps avec vous, mais on ne nous est
jamais revenu. Sans commentaire.

En tous cas, vos vins sont très chouettes,
votre resto super agréable avec un menu typé qui efface toutes nos critiques
gastronomiques de la semaine.
J’ai adoré votre cépage Rubin. Bravo Uva Nestum,
grâce à vous, la Bulgarie devient attractive.

Oui monsieur le guide ? Il est 17 h ?

Vous avez raison, on va y aller parce
qu’on a quand même 3 h de route pour remonter jusqu’à Sofia.

Si je calcule bien, j’avais un peu
raison hier, au départ de Plovdiv : on aura fait autour de 10 h de bus en
deux jours. Je dis ça parce que mon coccyx est entrain de me le rappeler.

Vous en voulez une dernière ?

Dans le mini-bus de scoobidoo, la
porte coulissante des passagers s’est ouverte toute seule, tandis qu’on
roulait  à 100 km/h sur
l’autoroute ! Je vous le jure.
C’est moi qui l’ai
refermée tandis que le chauffeur, placide, a continué de rouler sans ralentir,
malgré les cris des collègues.

Alors oui je suis gâté dans ma
profession que je n’échangerais pour aucune autre, mais voyez-vous, il y a des
voyages de presse qui sont des voyages de stress et  qui poussent finalement, à
rapporter leur forme plutôt que leur contenu.

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