Dès le début du XVIIIème siècle, dès que le négoce des bulles champenoises est né, les bouteilles saute-bouchon ont été destinées aux nantis, aux communautés privilégiées, issues du clergé et de l’aristocratie européenne. Le champagne d’alors n’était pas bu par les Français, mais par les Anglais, les Russes, les Allemands, et plus tard, les Américains. Dès sa naissance, le champagne a été vendu comme une rareté, comme un produit de luxe. Et qui dit luxe, dit superficialité. Mais qui dit luxe, dit aussi authenticité. Cette dernière lorsqu’on parle de champagne, c’est son terroir et la diversité qui le compose. Toutefois, la Champagne n’a jamais vendu son terroir, la Champagne a toujours vendu du champagne. Ainsi est née sa dichotomie…
Depuis une petite vingtaine d’années, depuis le début de ce siècle en fait, les chefs de cave voyagent, les alchimistes des grandes maisons sont devenus des globe-trotteurs… Alors qu’on les laissait autrefois dans l’humidité de leur cave et sur le carrelage de leur laboratoire parmi la centaine de béchers et d’éprouvettes, on les envoie aujourd’hui au bout du monde expliquer leur travail, valoriser leur savoir, vendre leur nectar.
Est-ce par attrait du voyage, est-ce pour prendre du bon temps ? Non. Évidemment non.
Les chefs de cave sont devenus des oiseaux migrateurs afin de crédibiliser leur créations, afin de démontrer que la Champagne a un terroir aussi complexe et riche que sa voisine la Bourgogne.
Elle l’a oublié pendant 200 ans, qu’elle avait un terroir, la Champagne.
Du moins, elle n’a pas vendu son vin en parlant de son terroir – sauf de sa craie – , mais en parlant seulement de célébrations, de festivités et de partages.
C’est bien. Il en faut.
Sauf que pendant ce temps là, les vignerons, ceux qui possèdent le pétrole et qui, pendant des décennies, l’ont vendu aux émirs de la Marne, ils sont devenus des viticulteurs, les vignerons; ils ont élaboré leur propre vin tranquille…
Puis un jour, plutôt à partir des années 1970, ils sont devenus des élaborateurs de champagne, les vignerons. Certes, ils ont continué à vendre leurs raisins aux maisons.
Mais, ils en ont gardé un peu pour eux. Pour faire leurs bulles. Pour avoir leur propre étiquette.
Ils n’y connaissaient rien à la vente, la vente de bouteilles; par contre, la vente de leurs raisins au kilo, ça ils savaient faire… Ils ne connaissaient pas non plus les marchés et leurs ficelles, et ils ne parlaient pas anglais.
L’Anglais, vous savez, cette langue qui ouvrent toutes les portes, la langue du vin, celle qui fait vendre n’importe quel flacon pourvu qu’il y ait l’ivresse promise…
En gros, le vigneron qui avait décidé de vendre ses flacons ne connaissait rien.
Sauf une chose.
La plus importante.
La plus crédible pour vendre du vin : le terroir.
Et ça, il a su parfaitement le transmettre à ses enfants.
Il a su impeccablement lui faire aimer l’argile, le sable, le calcaire et tout ce qu’il y a autour, au gamin.
Et oui, il n’y a pas que de la craie en Champagne, l’éternelle craie qu’ont toujours vendue les grandes maisons parce qu’il fallait bien parler de sous-sol entre deux flûtes mondaines…
Et dans les années 1990, après que le fiston ou la fistonne du vigneron ait bien couru dans les galipes et fréquenté le Viti Campus d’Avize, on l’a envoyé en stage en Australie ou en Californie pour apprendre la langue de Bob, le gourou des pourcentages.
À son retour, il a joué au chef de cave et sont apparues des bouteilles aux noms bizarres, aux étiquettes marginales, avec des chiffres, des noms de cépages, des noms de parcelles.
Les émirs n’avaient jamais vu ça !
Eux, ils vendaient la fête, des belles bouteilles, des flûtes, du tralala, la superficialité.
Du champagne quoi.
Les vignerons, ils ont débarqué avec leurs parcelles, leurs tonneaux, leurs tirages, leurs dégorgements, leurs dosages…
Déboussolés qu’ils étaient les émirs.
Heureusement, ils avaient leurs vizirs : les chefs de cave.
Alors dans les années 2000, ils les ont envoyés faire le tour de la planète avec le directeur commercial. Lui, il connaissait déjà bien le marché. Son discours était bien huilé. On lui a dit de mettre sa cassette en mode pause et de laisser parler le chef de cave.
Ainsi est né la promotion du champagne au XXIème siècle : on assume désormais sa supercialité historique tout en revendiquant la véracité et l’authenticité de son terroir.
Main dans la main, le négoce et le vignoble chantent le champagne et parfois, entre deux avions, il arrive qu’un chef de cave en cravate croise un vigneron en tee-shirt.
Ils font le même travail et depuis une dizaine d’années seulement, leur propos se ressemblent…